
Comment le Parquet financier prépare la traque d’anciens ministres des Finances et de l’Économie

Près de deux mois après la publication du rapport définitif de la Cour des comptes sur l’« Audit du rapport sur la situation des finances publiques – gestions de 2019 au 31 mars 2024 », le ministère public enclenche une procédure judiciaire, suite aux révélations de la Chambre des affaires budgétaires et financières de ladite Cour. D’anciens ministres des Finances et de l’Économie sont ciblés.
Le couperet est tombé. À la suite de l’audit réalisé et publié en février 2025 sur la situation des finances publiques du Sénégal, couvrant la période de 2019 au 31 mars 2024, le parquet du Pool judiciaire financier (PJF) a décidé d’ouvrir une enquête, face à des faits jugés potentiellement répréhensibles par la loi. Dans un communiqué officiel publié ce 17 avril 2025, le Procureur de la République financier, El Hadji Alioune Abdoulaye Sylla, informe avoir reçu, le 3 avril dernier, un référé transmis par le Premier Président de la Cour des comptes au ministre de la Justice, Garde des Sceaux, par l’entremise du Procureur général près la Cour d’appel de Dakar. Ce document contient des éléments pouvant donner lieu à des poursuites pénales.
Face à la gravité des faits mentionnés dans le document de la juridiction administrative, le parquet a saisi, dès le 14 avril 2025, la Division des investigations criminelles (DIC) pour l’ouverture d’enquêtes approfondies sur les différents points relevés dans le rapport. L’objectif : faire la lumière sur les potentielles irrégularités dans la gestion des ressources publiques sur cette période de cinq ans. Ce jeudi, L’Observateur est revenu en détails sur les différentes anomalies exposées dans ce rapport définitif de la Cour des comptes, qui retrace la gestion des finances publiques partagée par Abdoulaye Daouda Diallo et le défunt Mamadou Moustapha Bâ pour le ministère des Finances, et Amadou Hott, Oulimata Sarr et Doudou Ka pour le ministère de l’Économie.
Finances publiques : près de 670 milliards FCFA de recettes non recouvrées au 31 mars 2024
Le dernier rapport du Gouvernement sur la situation des finances publiques révèle une progression constante des recettes du budget général entre 2019 et 2023, malgré un léger ralentissement en 2020 dû aux mesures d’allègement fiscal liées à la pandémie de Covid-19. Sur cette période, les recettes totales s’élèvent à 16 160,8 milliards FCFA, réparties entre recettes fiscales (13 929,05 milliards FCFA), autres recettes (1 164,7 milliards FCFA) et dons (1 067,05 milliards FCFA).
Cependant, la question des recettes non recouvrées (ou créances fiscales) reste préoccupante. Le montant des actifs à recouvrer est passé de 308,53 milliards FCFA en 2019 à 408,2 milliards FCFA fin mars 2024, soit une hausse de 32 %. Mais ce n’est pas tout. Ce chiffre ne tient pas compte des créances douanières, estimées à 261,71 milliards FCFA. Celles-ci comprennent : 182,25 milliards FCFA correspondant à des droits et taxes issus de déclarations sans bon-à-enlever (BAE) ; 79,46 milliards FCFA représentant des reliquats de droits, taxes et pénalités après des procédures contentieuses.
En incluant ces créances douanières, le montant total des restes à recouvrer (RAR) s’élève à 669,9 milliards FCFA au 31 mars 2024. Certaines non-conformités sont toutefois relevées, notamment sur le rattachement des recettes, l’exhaustivité des créances fiscales et la comptabilisation de certaines dépenses.
Dépenses fiscales : plus de 1 400 milliards d’exonérations douanières entre 2019 et 2024
Le rapport révèle également des chiffres impressionnants en matière de dépenses fiscales et de dépenses publiques. Selon la Direction générale des Douanes, les exonérations douanières ont totalisé 1 481 milliards FCFA entre 2019 et le premier trimestre 2024. Cette progression s’explique par une hausse continue, passant de 120,5 milliards FCFA en 2019 à 454,8 milliards FCFA en 2022, avant de redescendre légèrement à 96,4 milliards FCFA au début de 2024.
En revanche, les dépenses fiscales globales pour les années 2022 et 2023 n’ont pas été publiées par la Direction des Impôts, faute de données disponibles. Pour mémoire, elles s’élevaient à 750,3 milliards FCFA en 2019, puis 952,7 milliards FCFA en 2021.
Sur la période 2019-2023, les dépenses publiques ont atteint 21 007 milliards FCFA, avec une croissance moyenne annuelle de 9,3 %. La masse salariale de la Fonction publique a connu une hausse significative. Elle a été évaluée à 744,9 milliards FCFA en 2019 contre 1 303,5 milliards FCFA en 2023, soit une augmentation de près de 75 %. Ces chiffres n’intègrent toutefois pas certains contractuels et indemnités versées par d’autres canaux budgétaires.
Par ailleurs, l’État a effectué 8 429,8 milliards FCFA de transferts entre 2019 et 2023, répartis entre flux courants et en capital. La Cour des comptes attire l’attention sur les 2 562 milliards FCFA de fonds publics affectés à des Services non personnalisés de l’État (SNPE), entités sans existence juridique propre. Ces opérations, qui représentent 28 % des montants globaux, sont jugées non conformes aux règles budgétaires, l’État devant leur attribuer des crédits directs plutôt que des transferts.
114 milliards FCFA non reversés au Trésor public
La Cour des comptes a levé le voile sur de graves irrégularités liées à une opération d’emprunt obligataire réalisée en 2022 par l’État du Sénégal. Ce montage financier, mené sous forme de sukuk (financement islamique), s’appuyait sur la vente d’immeubles de l’État à la SOGEPA (Société nationale de Gestion et d’Exploitation du Patrimoine bâti). Il devait permettre de mobiliser 198 milliards FCFA à travers un fonds de titrisation. Toutefois, la Cour a relevé plusieurs manquements dans la gestion de ces fonds.
Un virement de 247,33 milliards FCFA a été effectué vers un compte bancaire ouvert au nom de l’État, mais selon la banque, aucun dossier officiel d’ouverture de ce compte n’a été enregistré. De plus, les virements ont été ordonnés en dehors des procédures budgétaires et comptables habituelles. Sur les 247 milliards mobilisés, seuls 90 milliards FCFA ont été reversés au Trésor public, par tranches, entre mai et juin 2022. Le reste, soit plus de 157 milliards FCFA, n’a pas été transféré. La Cour des comptes pointe ainsi un reliquat de 114,4 milliards FCFA encore inexpliqué.
Un différentiel de 81 milliards sur l’encours de la dette et de 104,87 milliards sur les disponibilités bancaires
Les banques rapportent que la dette globale de l’État et de ses structures s’élevait à près de 3 817 milliards FCFA à fin mars 2024, dont 81 % à la charge de l’État central. Or, la Cour des comptes a relevé plusieurs incohérences dans les documents officiels transmis. L’encours de la dette, présenté par le Gouvernement (13 773 milliards FCFA), diffère de celui du Projet de loi de règlement 2023 (13 854 milliards), soit un écart de 81 milliards FCFA.
Autre discordance : les disponibilités bancaires. Alors que le Gouvernement évoque un solde de 173,6 milliards FCFA au 31 décembre 2023, la juridiction administrative en comptabilise 278,47 milliards FCFA, soit une différence de 104,87 milliards. Elle note également l’existence de montants non déclarés ou mal intégrés par le Trésor, qui faussent l’état réel de la trésorerie de l’État. Au final, les disponibilités du Trésor sont arrêtées à 263,95 milliards FCFA.
Un emprunt opaque de plus de 105 milliards FCFA et des dépenses sans couverture budgétaire
La Cour des comptes met en lumière d’importants dysfonctionnements dans la gestion des finances publiques. Selon son dernier rapport, l’État du Sénégal a contracté, en janvier 2022, un crédit de plus de 105 milliards FCFA auprès de International Business Bank T&B, sans passer par l’Assemblée nationale et sans fournir de détails sur la nature du matériel à acquérir. Le remboursement, prévu d’ici décembre 2026, a déjà coûté à l’État plus de 919 millions FCFA en commissions bancaires.
Pire encore, les fonds n’ont pas transité par le Trésor public, contrairement aux règles en vigueur. Une large partie du prêt (80 milliards FCFA) a été remboursée sans être comptabilisée dans les livres du Trésor. Ce manque de transparence entache sérieusement la régularité de l’opération.
Le rapport révèle également que ces dettes ont été intégrées dans une nouvelle levée de fonds de 200 milliards FCFA par appel public à l’épargne, en mars 2023, masquant l’origine douteuse de l’emprunt initial. Par ailleurs, la Cour pointe 155 milliards FCFA enregistrés sur le compte spécial « CAP Gouvernement » sans couverture budgétaire. Le ministère des Finances a évoqué une erreur technique liée à la mise en place d’un nouveau système de gestion comptable, mais la Cour note que la totalité des fonds a été dépensée sans qu’aucune annulation comptable ne soit enregistrée.
Au total, ces décaissements irréguliers atteignent 481,42 milliards FCFA, rognant fortement le surplus de financement initialement annoncé de 604,7 milliards FCFA. Il ne resterait en réalité qu’un reliquat de 123,28 milliards FCFA, selon les calculs des contrôleurs.